Le profiling est généralement caractérisé par un mouvement de balancier : on commence par se rendre compte, comme ce fut le cas pour les tueurs en série, qu’ils répondent à une certaine typologie, notamment, certains sont organisés, d’autres non. Mais plus on a l’occasion d’en étudier, plus on se rend compte qu’entre ces deux extrêmes existe toute une gamme de tueurs plus ou moins organisés, plus ou moins désorganisés, qu’au fond le profil type du tueur en série n’existe pas, et que nous sommes fortement en défaut en matière de prédictibilité des crimes.
En ce qui concerne les djihadistes, ils ont été par la vox populi associés aux banlieues, à la précarité et, naturellement, aux musulmans. Ce qui constitue déjà une forme de typologie. Or l’anthropologue et éducatrice Dounia Bouzar, qui travaille avec des jeunes djihadistes, s’oppose à cette typologie minimaliste, au vu des djihadistes qu’elle rencontre, qui sont parfois blancs, diplômés, issus de milieux favorisés d’origine judéo-chrétienne ou athées. Quant au sociologue Farhad Khosrokhavar, dans un ouvrage intitulé Le jihadisme (2015), il écrit ceci : « Non seulement il n’est pas possible de dresser un profil type du jihadiste européen, mais en plus (…) ce profil s’est diversifié (…) à une vitesse vertigineuse. » Globalement, si je le traduis bien, la « population » disséminée des jihadistes est en constante évolution. Nous parlons d’ailleurs de la « mouvance » djihadiste. Et pour cause : nous savons que la politique des recrutements est évolutive. Ainsi celui des kamikazes s’est-il récemment orienté vers des femmes, dans le but de contrer justement les profils types qui considéraient que le kamikaze est dans l’immense majorité des cas un homme. Autre caractéristique du terroriste : il n’est plus toujours étranger : on parle désormais de homegrown terrorists, pour désigner les terroristes nés sur le sol où ils commettent des attentats. En d’autres termes, la population des djihadistes qui se veulent justement insaisissables, est si évolutive que les profils types ne tiennent pas bien longtemps la route.
Faut-il en conclure qu’il n’y a pas de profil type… ou finalement dire qu’il n’y a pas ce qu’on appellerait une « population », dans le sens sociologique du terme ?
Si le refus du profil « typé » correspond également à un refus de la stigmatisation et à une prise en compte des cas particuliers, il faut aussi noter que le refus du profil sociologique met l’« expert » (celui qui se prétend tel ou celui qui est mis dans cette position) à l’abri de l’erreur : si le profil sociologique du criminel, du terroriste, est imprévisible, et que l’expert le dise, alors, nul ne peut plus lui reprocher de ne pas en avoir repéré un à temps.
Pourtant, je ne suis pas certaine qu’il faille se défausser ainsi, se laisser aller à la facilité qui consiste à dire que rien, dans le comportement ou le dire des gens, ne peut nous permettre d’anticiper chez eux une évolution dangereuse ou de la contrer : les terroristes ne tombent pas du ciel. J’essaierai de vous montrer par où peut en passer le processus de radicalisation à travers deux cas cliniques.
L’un, que je discuterai, est extrait du livre intitulé L’idéal et la cruauté, dirigé par Fethi Benslama (2016). Il est l’un des rares ouvrages qui traitent la question de la radicalisation d’un point de vue psychanalytique. L’autre cas est extrait de ma pratique. Il évoque un garçon qui est venu me consulter au détour d’une tentative de suicide.
NAFISSA
Dans un article intitulé Chaos dans la transmission et réparation fanatique, Brigitte Juy-Erbibou présente le cas de Nafissa, une jeune fille qui s'est radicalisée malgré l'accueil reçu à l'association Entr' Autres (Midi-Pyrénées). Je vais discuter cette présentation.
DISPARITION TROP RAPIDE DU SYMPTÔME ET CONVERSION
Nafissa, 16 ans, consulte pour des malaises diagnostiqués par les médecins comme "spasmophiliques". La spasmophilie n’est pourtant guère reconnue par la médecine, qui associe plutôt les symptômes concernés à des troubles anxieux. Il paraît donc avisé d’émettre l’hypothèse de malaises d’ordre psychosomatiques. D’autant qu’au bout de 18 mois de suivi, ils disparaissent. Ils disparaissent, mais Nafissa s'engage dans un processus de radicalisation islamique. Ce qui apparaît ici comme une "conversion", est-ce une conversion religieuse ou plus précisément une conversion du symptôme psychosomatique en radicalisation ? Pour les psychanalystes, la suppression du symptôme n'est pas une fin en soi, parce qu'il se déplace. Ainsi, ne plus souffrir de spasmophilie, si c'est pour basculer dans l'obscurantisme, quel intérêt ? Il peut être souhaitable de ne pas soulager trop rapidement le patient de son symptôme parce qu'un excès de rapidité dans le traitement ne lui permet pas de comprendre les conditions d'émergence de ce symptôme :
De quoi a-t-il souffert, qui s'exprimait à travers le symptôme ?
Quel désir ce symptôme tentait-il de porter ?
Si un travail n'a pas été fait, qui révèle ces éléments intimes, le patient ne sait pas sur quoi s'appuyer, et, flottant, demeure dans de nombreux cas à la merci du premier discours qui passe.
Ainsi, "Au fil des séances, alors que son symptôme avait disparu, Nafissa semblait de plus en plus tourmentée et ses interrogations de plus en plus ciblées (...)" dans le sens de la radicalisation islamiste."(p.106)
DEFAUT DE TRANSMISSION ET MOI LIQUIDE
Si, comme il est énoncé dans l’article, Nafissa est la "proie idéale", (p.107) du discours jihadiste, est-ce cependant parce qu'elle a un "moi liquide", c'est à dire un moi qui ne soit ni "consistant" ni "stable" ? En tous cas, telle est l’interprétation de Juy-Erbibou, qui réfère à La Vie liquide, un essai écrit par le sociologue Zygmunt Bauman (2013). Un moi liquide sur lequel la transmission culturelle n'aurait pas réellement pris.
Faut-il envisager les choses ainsi ?
Ne peut-on également faire l’hypothèse selon laquelle Nafissa a manqué l'occasion qui lui a été donnée de s'appuyer, à travers la thérapie, sur ce qui compte pour elle, qui relève à la fois de cette transmission culturelle et d'un désir, c'est à dire de préférences, de choix qui lui sont propres ?
Considérer qu'elle serait atteinte d'un défaut de transmission d'où résulterait un moi liquide, n’est-ce pas la victimiser ? C’est un travers courant des associations, qui ont besoin de reconnaissance et de subventions, d’où la nécessité en laquelle elles se trouvent de désigner des victimes, dont elles se chargent, pour débloquer des crédits.
Incriminer l’entourage de Nafissa, qui aurait été incapable de lui transmettre un héritage culturel sur lequel elle aurait dû pouvoir s'appuyer le serait tout autant. Page 105 il est pourtant écrit "Sous l'effet, non pas d'échecs ou de ratés, mais plutôt de chaos dans la transmission, le sujet va trouver une solution dure dans une idéologie puissante et "fanatisante"". De quel chaos s’agit-il ? Cette idée de chaos dans la transmission rappelle l’anomie chère à Durkheim. La notion d’anomie dont les jeunes seraient victimes, est pertinente quand on cherche à les décrire, comme des adolescents en dérive. Mais dans la psychothérapie ou l’analyse, sa pertinence s’émousse car la transmission est toujours faite d'échecs et de ratés, les ratés de la transmission permettant tout aussi bien à l'enfant, puis au jeune, de se positionner dans la vie, au regard d'un héritage qu'il reconnaît... ou non !
Pourquoi accuser le moi liquide lié au défaut de la transmission familiale et collective, ou finalement l’anomie, en reprenant la description de Durkheim, et pas plutôt l'échec de la thérapie ? Les défauts de transmission ne sont pas de la seule responsabilité de l’entourage familial. Défauts de transmission comme de « contenance » peuvent aussi être attribués au psychologue ou à l’analyste dont la tâche n’est pas sans être, à certains moments, de retransmettre la transmission qui s’est perdue en chemin en permettant au sujet de voir, peut-être pas uniquement où cette transmission lui a fait défaut, mais surtout de voir où il s’y raccroche. Dans une approche qui ne doit pas être abusivement psychopathologique, c’est-à-dire à la recherche des failles, mais également constructive, c’est-à-dire qui adresse, à la jeune fille ou au jeune homme la question suivante : « Où êtes-vous dans tout cela, que retenez-vous, que choisissez-vous ? »
UNE REMISE EN QUESTION NECESSAIRE
Tous les patients ne reviennent pas voir le psychologue auquel ils se sont adressés. Certains partent sans lui dire au revoir, et reviennent parfois. Nafissa a elle-même plusieurs fois interrompu ses séances. Il paraîtrait difficile à beaucoup de revenir d’une manière systématique sur chaque cas de patient "évaporé" pour essayer de comprendre les raisons de cette fuite. Pourtant, compte tenu de l'urgence du problème de la radicalisation, il est vital d'étudier les échecs de sa prise en charge. Et de les étudier d'une manière beaucoup plus approfondie que ce qui est présenté dans ce récit, où la question de l'échec de la thérapie n'est pas étudiée : s'agit-il véritablement d'un échec ? Si oui, qu'est-ce qui le détermine ?
Comment accrocher le sujet pour un travail qui devra nécessairement être durable, sans quoi il ne peut être fondé ? C’est en tous cas ce que paraît rappeler la disparition du symptôme psychosomatique de Nafissa en 18 mois, suivi de sa « conversion », comme je l’ai appelée, en radicalisation.
Que serait un travail durable si 18 mois ne suffisent pas ? On voit qu’il faut compter en annéeS de suivi, c’est-à-dire à partir de deux. C’est d’ailleurs ce que l’expérience des psychanalystes montre, me semble-t-il… même si certaines analyses s’enlisent pour nul bénéfice.
Il faut savoir qu’avec la généralisation des TCC, les praticiens qui travaillent en libéral, même s’ils ne réduisent pas leur travail aux TCC, ont parfois du mal à comprendre ce que pourrait être un suivi de plus longue durée. Ils ne savent pas comment faire avec les résistances des gens, qu’ils ne mesurent pas. Leurs thérapies durent parfois 5 ou 6 séances, non parce qu’ils jugent que leurs patients sont guéris, mais parce qu’ils ne sont pas parvenus à les accrocher, à les intéresser. Ils disposent de la notion de « résistance », notamment pour expliquer certaines réactions agressives de leurs patients ou leur non engagement dans le travail thérapeutique. Mais ils ne savent pas comment faire avec ces résistances dont ils ne mesurent pas la signification inconsciente. Refuser de poursuivre une thérapie sera considéré comme une « résistance au traitement », mais la cause de cette résistance ne sera pas perçue. J’en dirai quelques mots dans le récit du cas de Nab, qui suit.
Pourquoi une accroche de 18 mois n'a-t-elle pas permis à Nafissa de prendre une orientation moins mortifère ? Il faut noter que 18 mois, cela représente malgré tout un temps significatif qui dépasse la durée de beaucoup de suivis, souvent limités pour des raisons financières ou liées aux limites des prises en charges réalisées dans les centres subventionnés.
Doit-on alors vraiment, pour ce qui peut apparaître ici comme l’échec de la thérapie, incriminer, je cite, "les injonctions [islamistes], d'abord insidieuses, puis tout à fait explicites, voire tyranniques de la part (…) [des] frères [de Nafissa], de certaines de ses amies du quartier, bref de toute une génération" (p.107) ? Certes, il faut prendre en compte cette dureté du milieu, se poser la question des moyens que nous avons pour que la personne qui nous consulte parvienne à en faire quelque chose.
Mais aussi ne pas croire que les autres contextes de la souffrance psychique ; ceux qui précédèrent le phénomène de la radicalisation islamiste dans nos sociétés, aient été ou soient plus faciles ou plus maniables que celui-ci. Pour rappel, bien avant l’apparition du risque de la radicalisation islamiste, nous butions avec les adolescents sur des obstacles qui n’étaient pas moins massifs : parents alcooliques ou dépressifs, vies ratées et exclusion, petits et grands sadismes intra-familiaux, inceste manifeste ou latent... Ce qui entoure un jeune qui souffre ou qui somatise, comme dans notre cas, n'a jamais été ni rose ni souple. A l'âge où un jeune est aux prises avec un intense besoin de faire sa vie en fonction de ses propres aspirations, de toute manière si cette envie ne trouve pas de voie ; s'il est obligé de se maintenir dans un environnement liberticide, parfois délinquant, sa pulsion de vie s'étiole ou s'oriente dans un sens auto / hétéro destructeur. Et cela n'a absolument rien de nouveau. Ce problème n’est pas né avec le djihadisme. Le problème de ces jeunes qu’on dit en déshérence ou désaffiliée, ce n'est pas qu'il y ait des chemins erronés. Le problème, c’est qu'ils prennent parfois ces chemins même quand ils reçoivent une aide psychothérapeutique, validant ainsi le discours des islamistes cités par Nafissa citant un extrait du livre du frère musulman Youssouf al-Qaradawi, qui s’intitule Place de la femme en islam :
Les instincts sont libérés, les chaînes ont été rompues, mais les complexes n'ont fait que s'aggraver, la tension nerveuse n'a fait qu'augmenter, et les troubles psychologiques sont dans ces pays la maladie du siècle sans que les milliers de psychologues et de psychanalystes ne puissent rien y faire. (al-Qaradawi, 2012)
Nous pouvons y faire. A condition d’être, par rapport à notre travail, dans une démarche critique.
APPEL DU MUEZZIN, APPEL A LA RAISON... APPEL DE FONDS ?
Quand Nafissa rencontre un imam au discours duquel elle semble coller sans rime ni raison, Juy-Erbibou tente un "sauvetage" qu'elle décrit en ces termes :
Au fil des séances, alors que ses propos deviennent de plus en plus incohérents, haineux parfois, face à mes questions convoquant désespérément la raison, elle conclut par : "Mais qui a raison ? Chacun a sa raison, non ?" Ce n'est que plus tard que je ferai le lien entre cette formule, qui m'avait sidérée, et la citation de Sayed Qutb (un penseur de la confrérie des Frères Musulmans ) tentant d'invalider la rationalité universelle : " Si nous demandons à l'exégèse d'établir un accord entre le texte et des raisons multiples, nous aboutissons au chaos."
Le sens du lien établi entre la phrase défensive de Nafissa ; "Mais qui a raison ? Chacun a sa raison, non ?", les affirmations de Qutb et la rationalité universelle ne m'apparaît pas clairement. Cependant, c'est Juy-Erbibou elle-même qui parle de "rationalité universelle", et non pas Qutb, le penseur des Frères musulmans ! Le problème éthique que cela pose est énorme. Car appréhender les jeunes radicalisés à partir de l'idée selon laquelle la rationalité dont nous disposerions serait universelle, et qu'eux y échapperaient, c'est les traiter de fous ou d'imbéciles. En ce sens, on peut comprendre la réaction défensive de Nafissa, et même sa fuite.
Mais pourquoi Juy-Erbibou semble-t-elle paniquer, avec ses "questions convoquant désespérément la raison" ? Pourquoi cette tentative de sauvetage, qui est peut-être plus destructrice pour le processus thérapeutique que constructive ?
Il ne s’agit pas d’emprisonner nos patients dans une rationalité qui ne serait pas la leur, mais de les laisser faire l'exercice de leur liberté, et de rester suffisamment stoïques quand ils envisagent une voie qui n'est pas la nôtre. Leur parler d'une autre voie que celle de la radicalisation, dans notre cas, est parfaitement possible. De là à se livrer à une tentative "désespérée" de les ramener à la "raison", pour reprendre les termes de Juy-Erbibou... voilà ce que de surcroît la plupart des adolescents ne supportent guère, et encore moins les jeunes adultes enfin libérés de la tutelle familiale.
Reprenons l’argument du colloque. Voici ce qu’il indique :
La démocratie est fondée sur l’idée que la parole (donc la pensée) de chaque citoyen vaut celle de tous les autres, et par là vise à garantir la possibilité de penser. La pensée impossible, les interdits de penser, font pourtant retour en démocratie sous de multiples formes, produisant des souffrances, qui elles-mêmes produisent de la violence, qui attaque à son tour la démocratie… Et ceci alors même que le fonctionnement démocratique travaille à autoriser, encourager, la pensée comme antidote à la violence.
Or nous sommes en présence, d’un côté, de psychothérapeutes qui ont besoin de travailler sereinement pour pouvoir appréhender, penser, justement ce qui arrive dans la prise en charge ou dans la thérapie, et qui ne le peuvent pas toujours, du fait de la pression sociale. (Par exemple, quand on travaille en prison auprès des terroristes, on nous demande de les déradicaliser, qu’on utilise ce terme problématique ou pas, d’ailleurs). Donc d’un côté les psy. subissent des pressions qui les empêchent de penser. De l’autre côté, celui des patients, ce n’est pas plus simple : Nafissa se trouve bloquée dans un milieu qu’elle ne peut pas quitter, et qui l’empêche aussi de penser. Cet empêchement à penser, il se peut qu’elle le transfère vers la psychologue, devenue l’incarnation d’une « raison » qui lui est imposée, et contre laquelle elle ne peut pas lutter avec sa pensée justement. Dans le traitement de Nafissa, il ne s’agissait pas de paniquer, d’en appeler à la raison contre la radicalisation, mais de percevoir ce possible transfert. Interpréter cet hypothétique transfert est délicat. Pas question de lui annoncer qu’elle se fait manipuler par des extrémistes ? Interpréter le transfert est toujours délicat… mais de temps en temps, cela peut aussi être une question de vie ou de mort. Que s’agit-il de faire ? Peut-être de contenir les débordements émotionnels de Nafissa, passionnée par ce qu’elle découvre lors de sa rencontre avec un imam par lequel elle semble profondément, subjectivement interpelée. Et peut-être de la laisser progressivement exprimer ses doutes.
S'AGIT-IL DE PASSER DU CHAOS INTERIEUR A LA CONSISTANCE DU MOI ?
L'article parle à deux reprises du chaos. En premier lieu, l'aspect chaotique de la transmission de l'héritage culturel familial de Nafissa est évoqué. (Mais on ne sait pas pourquoi cet héritage a été chaotique.) Le chaos est également évoqué lorsque la jeune femme rencontre cet imam qui emporte sa conviction et même son enthousiasme : "Ce qu'elle me donne à entendre, mentionne Juy-Erbibou, est confus, décousu, un amas de paroles hybrides et insensées. (....) Pour Nafissa, c'est bien de chaos qu'il était question."(p.108)
Mais n'y a-t-il pas méprise sur le sens à donner à cet élan qui emporte Nafissa quand elle rencontre cet imam ? Cet élan, ne fallait-il pas l'accompagner, l'encadrer, ce que j’ai appelé « contenir », à la manière de Bion, plutôt que le réprimer ?
De l'enthousiasme de la rencontre, et pas seulement de la rencontre amoureuse reconnaissable comme telle, naît souvent la confusion, une confusion qui peut avoir une allure sub-maniaque... mais ne se distingue pas forcément de l'excitation qui vous pousse à être très intéressé par un courant de pensée... Vous êtes touché et beaucoup d'idées vous assaillent. S'il vous prend de parler à quelqu'un dont vous pensez qu'il peut vous entendre, il se peut que vos propos partent un peu dans tous les sens. Mais de cette confusion première, naît parfois l'accès à un savoir. Ici, par exemple, pouvait naître un savoir sur l'islam, sur la communauté musulmane ou son histoire (pas forcément chaotique). Où justement, la transmission culturelle interrompue aurait pu reprendre. Or Juy-Erbibou clôt bien vite ce chapitre de la force potentielle des aspirations du sujet : quand il est question de Nafissa évoquant son souhait de s'engager pour la cause musulmane, la psychologue claquemure la question dans un définitif : "Nafissa n'a ni les connaissances historiques, ni géographiques et encore moins géopolitiques minimales". Pour ? Pour comprendre de quoi elle parle ? Eh bien... s'il est question de ne pas soumettre les femmes à la volonté masculine, de qui est le savoir dont il faudrait ici se prémunir avant de se donner le droit de préférer, vouloir, réfléchir sur un mode politique et engagé ? Nafissa n’en aurait-elle pas le droit quel que soit son niveau de connaissances ?
Selon notre psychologue, le but pour Nafissa, est d'"inventer un moi consistant et stable". (p.106 et 111) Elle écrit (p.107) "La subjectivité renforcée du sentiment d'une identité souple confère au moi stabilité et permanence. Avoir une identité, bien qu'imaginaire, fonctionne comme une autorégulation, un antidote à la menace de dissolution." Le sous-bassement psychanalytique du propos de Juy Erbibou, qui, plus loin, cite Freud et Lacan, est évident. Il transparaît d'une manière encore plus claire quand elle explique : "nous travaillions à l'invention de son "identité", en l'arrimant à ses signifiants propres."(p.107) Pourtant, j'ai du mal à reconnaître la psychanalyse dans ce "nous travaillions à l'invention de son "identité""... Je reconnais au contraire l'intérêt qu'il peut y avoir à souligner les signifiants qui comptent pour le sujet, afin qu'il s'y arrime. Mais il s'agit surtout du travail du sujet, que nous soutenons (qui en tant qu’il est divisé, ne maîtrise pas tout). Le psychanalyste, le psychologue d'inspiration psychanalytique, ne travaillent pas à l'invention d'un moi qui serait caractérisé par la stabilité et la permanence. L’identité, effectivement souple, découle du travail réalisé autour de l'émergence et du soutien des signifiants qui comptent pour le sujet. Ce qui confère à la personne qui nous rencontre une certaine stabilité, en d'autres termes un certain équilibre, c'est cet appui sur ce qui compte pour elle, dont souvent, l'héritage culturel fait partie, quel que chaotique qu'il ait été. Ce n'est pas l'identité qui "autorégule" ou constitue "un antidote à la menace de dissolution". Du moins pas l'identité telle que la conçoit la psychanalyse, à savoir comme une façade toujours en construction et reconstruction, qui n'est ni stable ni pérenne en elle-même.
FACE AU CHAOS
Rencontrer ce qui compte pour nous, que nous appelions cela "signifiants qui comptent pour le sujet", désir, représentant de l'objet du désir ou personne hautement importante pour nous, "O", comme dirait Bion, cela se fait parfois plutôt dans un certain fracas que dans le calme et la paix. Nafissa rencontre un imam. Ce faisant, elle rencontre sa culture et partant, c'est probablement quelque chose d'elle-même, qu'elle rencontre. L'erreur à ne pas faire consistait peut-être précisément à la détourner de cette rencontre au nom de la raison portée par un dérisoire impératif de déradicalisation. Quand un patient envisage un choix qui nous paraît extrême, il n'est pas simple de le laisser aller son chemin quand même. Cela demande au thérapeute une certaine assise, qui lui évite d'intervenir d'une manière intempestive. Sans le travail préalable sur soi, voire la maturité et l'expérience qui sont requis pour ne pas réagir sous le coup de la panique, le psychologue ne peut que maladroitement ou péremptoirement contrer l'orientation prise par la personne, un peu comme une mère ou un père inquiets. Comme je le disais plus haut, cela ne peut qu'être contre-productif. Et malheureusement, toute mission reçue qui consiste à tenter d’éviter ou de contrecarrer la radicalisation islamiste augmente le risque de passage à l'acte. C'est le cas de toute pression autour du résultat thérapeutique à obtenir : la pression favorise le passage à l'acte du psychologue, au détriment de la pensée, de l’élaboration.
NAB
Je vais maintenant brièvement présenter un cas clinique issu de ma pratique. Il illustre le fait que si des contraintes problématiques peuvent peser sur un travail réalisé dans une institution, la pratique en libéral supporte d’autres contraintes qui ne rendent pas toujours l’exercice plus facile.
Nab, 8 ans, a déjà consulté de diverses manières pour recevoir une aide psychologique, sur demande de l’école. Intelligent, il a beaucoup de mal à se concentrer et échoue à l’école, où il se bat avec les autres enfants. Il est assez agité. Ce qui a motivé cette famille à consulter rapidement un psychologue, c’est me semble-t-il un fait rapidement évacué par les parents : Nab a essayé de s’étrangler en disant « Je vais me suicider, comme les terroristes ». L’origine de cette famille est maghrébine, son imprégnation par la religion musulmane est visible. Vous connaissez le contexte : les récents attentats suicides de Paris. Echec scolaire et agressivité vis-à-vis des autres enfants, hyperactivité, contexte musulman, identification au kamikaze. Il est difficile de ne pas s’alarmer.
Nab a de gros problèmes avec son institutrice, qui crie après lui et l’a pris en grippe, faisant d’après ce qu’il dit preuve d’injustice envers lui, qui se sent toujours stigmatisé à la moindre erreur. L’institutrice a déjà été rencontrée, sans que la situation évolue. Si j’en crois ce qui m’est dit, elle est connue pour être intraitable. Il n’y a donc pas d’issue envisagée. L’avenir scolaire de Nab, du moins pour cette année, se dessine en forme d’impasse : il n’y a pas de solution.
Mais dans l’esprit des enfants, que deviennent les institutrices qui sont « méchantes », comme ils disent ? Le risque est qu’elles deviennent des persécutrices, et que leur disparition de l’univers de l’enfant à la suite d’un changement de classe ne les laisse avec un rapport à l’autre, à l’adulte, à l’enseignant, qui continuera de fonctionner sur ce registre d’une persécution impensable.
Pour moi, recevoir Nab, c’est, au départ, simplement avoir sous les yeux une névrose en train de se constituer et avoir l’impression que je n’ai pas les moyens de contrer cette constitution : je ne dois pas « intervenir dans le réel », c’est-à-dire aller voir l’institutrice. Mais ne pas « intervenir dans le réel », selon l’expression consacrée, n’est-ce pas participer à un système possiblement sadique ? Faut-il se contenter de recevoir l’enfant et lui apprendre à « supporter ça », en termes de « Elle te persécute ? Raconte-moi. Et comment tu pourrais faire pour que ça se passe moins mal pour toi ? » Je rêvais de mettre un pied à l’école en remplaçant une séance à mon bureau par une rencontre avec l’institutrice pour que l’enfant puisse exprimer sa douleur à l’institutrice. Egalement pour lui signifier, s’il en était besoin, que Nab, peu défendu par ses parents, assez effacés, m’avait moi, pour le défendre contre ces éventuelles agressions…
Au demeurant, je ne savais pas du tout à qui Nab lui-même avait affaire : à une persécutrice réelle ou à une image fantasmatique. C’est cela, qui m’a conduite à, plutôt que de continuer à rêver, engager un travail sur les mots, les représentations, le fantasme. Il s’agit d’une famille confrontée à l’école dans une position qui nécessiterait l’intervention d’un tiers. Au lieu d’intervenir dans la réalité de cette situation, j’ai essayé de faire jouer le langage, comme tiers.
Si Nab se sent persécuté, son père ne cautionne pas exactement le discours plaintif de son enfant, même s’il l’entend. Car à la maison, Nab se montre intolérant à la frustration, voire violent envers ses frères, dont il dit qu’il les frappe. La manière dont Nab s’en justifie est très décousue. Chaotique justement. Nab ment sans paraître tout à fait comprendre la différence entre ce qu’il veut faire croire et la réalité.
Lors de la seconde séance, un événement m’impressionne fortement : au fil de la discussion que nous avons sur les problèmes qui se posent à l’école, d’une manière qui est autant hors de propos qu’est décousu le discours de Nab, le père m’explique en souriant que l’école française est bien développée, comme dans son pays d’origine, au Maghreb, où elle a été mise en place par les français, avec des enseignants qui étaient forts. « L’école des blancs quoi ! » me dit-il. Je reste soufflée par cette référence inattendue à ce qui n’est pas autre chose qu’une colonisation française sur laquelle il ne dira pas un mot de travers, parlant d’elle comme si elle était une bonne chose... Au milieu de l’accusation de mensonge que ce père porte contre son fils, perdu, la fausseté de son discours sur les bienfaits de la colonisation perpétrée par les français me paraît époustouflante. Mais ce qui m’inquiète, c’est d’être, moi aussi, française, et mise en position de lui dire ce qu’il doit faire, puisqu’il demande conseil, à côté d’une école qui, comme au temps de la colonisation, s’impose aux siens d’une manière implacable, incontournable, violences enseignantes à l’appui, et lui intime même de consulter, à ses frais...
Ce jour-là, pendant le morceau de séance que je passe seule avec son fils, je lui fais un schéma dans lequel je représente par des ronds plusieurs enfants de nationalités différentes, dont certains, les ronds blancs, s’en sortent bien à l’école, d’autres non. Et je l’assimile volontairement aux ronds blancs auxquels je lui propose de s’associer en lui disant que ça peut bien se passer pour lui à l’école, comme pour d’autres enfants. Je lui explique : « Qu’il vienne d’Afrique, d’Afrique du Nord, de France ou d’ailleurs, quelle que soit la couleur de sa peau, chaque enfant peut devenir l’un de ces ronds blancs qui vont bien dans notre école, qui est l’école de tous les enfants. » Vous vous doutez que j’ai conscience de la particularité de ce choix qui consiste à oser lui dire que lui aussi, peut-être blanc. Ce n’est pas très politiquement correct. Mais je pense qu’il a très bien compris que mon propos consistait, non pas à lui dire qu’il devait oublier sa culture ou l’histoire, douloureuse, de son pays, mais à lui dire qu’il a droit à sa place à l’école, « l’école des blancs », puisque c’est comme ça qu’on l’appelle dans sa famille.
Lors de la séance suivante, je l’encourage, et cela semble toucher son père, à faire la différence entre ce qui relève de la réalité et ce qui relève de l’imaginaire. Il ne paraît pas réellement comprendre, comme beaucoup d’enfants de son âge, que les scènes qu’il regarde à la télévision ne sont pas forcément réelles ; qu’elles sont parfois jouées par des acteurs. L’intérêt de cette orientation du travail me paraît être, si ce n’est de faire la différence entre la réalité et le fantasme, du moins de mettre cette différence au travail. Une agression vue à la télévision, dont nous parlons parce qu’il la regarde trop, peut être réelle ou imaginée. Je lui explique qu’il y a « des gens qui ont imaginé ça dans leur tête et qui ont demandé à un acteur de le jouer. De faire comme si c’était vrai mais en fait on joue, la comédie... et on ne se fait pas mal ». Cette discussion que j’ai avec Nab semble aussi de nature à enrichir son discours un peu trop pauvre quand il a frappé ses frères : « Je l’ai frappé, mais sans le faire exprès ». Je crois beaucoup à la nécessité de « passer des mots » aux enfants. Car ils en manquent. Ainsi lui dis-je : « Tu as eu « envie » de le frapper, et tu l’as frappé. Mais avec cette « envie », on peut « imaginer » quelque chose, même comme taper, sans le faire. Si j’invente une histoire, je peux la « penser » sans faire, et sans faire mal. On peut avoir envie, imaginer. Après on décide, mais on n’est jamais obligé de faire. On peut y réfléchir pour trouver une autre solution que faire mal, à l’autre ou à soi. » Dans ce cas, plusieurs des mots que je passe ne sont pas nouveaux, pour l’enfant. Mais je leur donne un sens plus précis. J’augmente leur charge de sens. On remarque souvent que des mots dont l’enveloppe sonore est connue par les enfants peuvent très bien être vides de sens pour lui. Comment dans ce cas pourraient-ils présenter autre chose qu’un discours décousu ? Après avoir donné du sens à ces mots qui m’ont paru importants dans le vécu de l’enfant, je lui propose de les réutiliser en lui disant : « Mais pour toi, imaginer, c’est quoi ? » Et précisément, ce mot, « imaginer », je ne suis pas certaine que Nab en ait disposé avant ce jour, ce qui le laissait je crois fort démuni : s’il ne sait pas réellement ce que c’est, imaginer, comment pourrait-il le comprendre, s’il imagine son enseignante comme persécutrice plutôt que de voir ce qu’elle est ? Et dans le cas où elle le persécuterait, comment pourrait-il comprendre qu’il n’en est pas moins libre d’imaginer autre chose, c’est-à-dire de désirer ?
Cette technique, qui s’écarte fortement de l’association libre, consiste à prélever des mots (comme les blancs) dans le discours de Nab et de ses parents en y ajoutant des mots manquants (comme imaginer, avoir envie…). Dans ce type de cas, c’est une nécessité. Car elle évite à Nab de se perdre dans un discours décousu que nul ne peut comprendre, pour revenir sur les mots et le sens de ce qui se passe. En d’autres termes, quand son dire, chaotique, partait dans tous les sens, avec le risque éventuel de me faire accroire ce qu’il voulait sur les méchancetés qu’il subissait de la part de tous ces autres qui l’accablaient, je le coupais dans ce discours potentiellement hyper narcissique et incompréhensible pour moi, et je lui passais des outils pour, comme je viens de le dire, penser, imaginer, désirer plutôt que taper, pousser, bousculer. Je me souviens de lui avoir aussi proposé de redessiner « Une école où ça se passerait bien. »
J’espère que Nab pourra se servir de ces quelques mots passés. Malheureusement le suivi n’aura duré que trois séances. Devinant les difficultés financières des parents et constatant l’agitation désordonnée de Nab, j’avais proposé une réduction du prix des séances. Mais des charges financières imprévues sont tombées sur cette famille modeste, et ont justifié l’interruption du travail sans qu’il me reste aucune possibilité de proposer des séances gratuites, mes appels téléphoniques étant restés sans suite.
Permettre à un enfant de penser ou d’« élaborer », comme disait Dolto, ce qui lui arrive quand il se sent persécuté, lui permettre de le penser en rapport avec ce dont ses parents, muets de rage sur le sujet, ont eux aussi subi, cela demande du temps, et coûte de l’argent. Je ne vois pas comment, si elle n’y met pas les moyens financiers, notre société pourrait sortir des impasses en lesquelles elle se trouve. Dans le discours djihadiste, la colonisation passée et aussi la colonisation vue comme présente dans la mondialisation, l’américanisation, le sionisme, ces différentes formes de colonisations sont systématiquement présentes. Ce sont des impensés. Ceux qui les abritent ont parfois atteint un stade irrémédiable d’embrigadement, d’obtention de bénéfices secondaires (comme faire partie d’un groupe humain soudé et convaincu, accueillant). Si, pour des raisons financières, nous ne pouvons pas travailler avec les enfants de ces milieux pauvres, je pense que beaucoup d’entre eux évolueront vers la vindicte, la guerre dite sainte et l’autodestruction.
Il n’est donc plus temps de se prévaloir de profils-types efficaces. Mais d’être auprès des plus démunis et d’avoir les ressources financières pour le faire, sans pressions.
BIBLIOGRAPHIE :
Al-QARADÂWÎ, Y. (2012) La place de la femme en islam, Editions Arrissala.
BAUMAN, Z. (2013), La vie liquide, Paris, Hachette.
BOUZAR, D. (2015), Comment sortir de l’emprise djihadiste, Paris, Editions de l’atelier.
JUY-ERBIBOU, B., (2016) Chaos dans la transmission et réparation fanatique, in BENSLAMA, F. (dir.) L’idéal et la cruauté : Subjectivité et politique de la radicalisation, Editions lignes, Paris.
KHOSROKHAVAR, F. (2015), Approche sociologique : anatomie de la radicalisation, in KHOSROKHAVAR F., MIGAUX P., Le jihadisme : Le comprendre pour mieux le combattre. Paris, Plon.