Critiques de livres

Ci-dessous, je vous propose une note de lecture à propos d'un ouvrage paru en 2017 aux éditions Erès. Il s'intitule La posture du superviseur : supervision, analyse des pratiques, régulation d'équipes... Il est dirigé par Joseph Rouzel. Vous pouvez également consulter l'entretien qu'il m'a accordé pour Nonfiction.fr en cliquant ici.

 

La posture du superviseur, Joseph ROUZEL, Erès, 2017      

                                       La posture du superviseur

 

La posture du superviseur est un recueil de témoignages rédigés par des superviseurs d’équipe qui décrivent leur travail ou les conditions dans lesquelles il s’exerce. La direction de ce petit ouvrage des éditions Eres a été confiée à Joseph Rouzel, qui a consacré de nombreux travaux à la supervision, et créé un organisme de formation des superviseurs :Psychasoc. Une bonne partie des rédacteurs et rédactrices a été formée ou forme àPsychasoc, ce qui donne à ce travail une orientation particulière, qui n’est pas forcément consensuelle. 

 

SUPERVISER SOUS LES INSULTES ?


Je commencerai par un article intitulé Un grand moment de solitude. Il est écrit par Isabelle Piekarski, qui explique comment elle a été violemment rejetée par une équipe. Etre superviseur, c’est permettre à une équipe de faire un travail de réflexion sur ses pratiques professionnelles. Or les équipes sont parfois traversées par des mouvements de haine dont elles ne parviennent pas à sortir. Cette haine rejaillit souvent bien vite sur le superviseur, en général déniaisé au bout des douze séances que dure la lune de miel. Parfois, c’est plus rapide. Pour Piekarski, l’aventure a tourné plus court encore que cela : elle s’est sentie insultée dès le départ et n’a tenu que trois séances avant de démissionner. Mais ce qui frappe, dans son témoignage, c’est qu’elle semble avoir à cette occasion découvert que le travail du superviseur n’est pas exactement de tout repos. D’où ma question : « A quoi s’attendait-elle ? » La supervision n’est pas du tout uniquement le lieu d’une sorte de jouissance tranquille du dévoilement de l’inconscient, de jeux verbaux, de découvertes subjectives et autres faits qui « font événement », selon la terminologie psychasocienne. Ou alors, on est là uniquement pour se faire plaisir, ce qui est bien, mais n’est pas l’objet dutravail qu’est la supervision. Croire que la supervision est un long fleuve tranquille, s’étonner de la violence de certains professionnels, c’est un peu comme ce que ce serait d’être psy. et d’être surpris de rencontrer des fous, des pédophiles et des pervers. Ou s’étonner que quand on les rencontre, ça fasse mal… Supporter de rencontrer occasionnellement une haine déchaînée qui se porte contre vous (ce qui s’appelle le transfert, dans sa version négative), supporter de la côtoyer, elle et les autres penchants humains les moins fréquentables, est requis pour exercer cette fonction de superviseur. Je ne dis pas que ce soit toujours facile, mais le salaire perçu est censé dédommager le superviseur de ce qu’il perd dans l’opération qui consiste à contenir cette haine afin qu’elle trouve d’autre débouchés que la destruction, pour que le travail des professionnels de l’institution puisse se poursuivre, gagner en qualité, et on l’espère, en tranquillité. 


Aussi, la plainte de Piekarski m’est-elle d’autant plus incompréhensible que l’un des rôles du superviseur est à mon sens de permettre aux équipes de sortir de la plainte. Si le psy. aussi, se plaint, c’est qu’on n’est peut-être pas uniquement dans une impasse avec une équipe en particulier, ce qui arrive aux meilleurs d’entre nous, mais également dans un défaut de conceptualisation de la pratique du superviseur dans ce qu’elle a de plus difficile, à quoi il vaudrait mieux s’attendre. Mais… avec quels outils ?


« Loin de moi l’idée de porter un regard jugeant sur une équipe », se défend Piekarski dès le début de son témoignage. Cela me rappelle le coach de Fais pas ci fait pas ça… : « Pas de jugement ! », demandait-il en nous émouvant ou en nous amusant devant cette belle et bonne proposition dont nous rêvons tous mais… Franchement, dans les faits ? Effectivement, si quelqu’un vous méprise et vous insulte, comme ce fut le cas pour Piekarski, que serait le non-jugement ? On peut ne pas s’impliquer personnellement, et donc ne pas prendre pour soi ce qui nous est envoyé. Mais partir de cette prévention contre le jugement, dans une équipe traversée de mouvements haineux comme celle à laquelle elle a eu à faire paraît aussi risqué que de se présenter comme oie blanche face à une meute de loups. A contrario, Identifier la haine, la volonté de destruction, c’est sans doute porter un jugement. C’est aussi la condition pour identifier leur point de départ et travailler à partir de là. L’idéal du non-jugement en prend un coup, mais ce n’est pas forcément avec ses idéaux, que le superviseur travaille. C’est en posant des actes de parole et en les assumant. 


« Ce dont il convient ''de s’assurer'', me semble-t-il, c’est de la nature de la demande avec laquelle nous allons devoir travailler. », énonce-Piekarski. Ceci est un autre point de la technique pratiquée dans ce courant de pensée qui se situe au carrefour de la psychanalyse et de la psychologie, se réclamant de la première tout en appliquant des techniques dignes de la seconde, pourtant déniée. Clarifier préalablement la demande des commanditaires. C’est instructif, à condition cependant de comprendre que « la demande » n’est pas du tout « ce qu’on vous demande », notamment lors de la première rencontre. La demande, c’est ce qui s’élabore au fil du travail. Les demandes de départ les plus inappropriées par rapport à ce que nous pensons pouvoir faire sont parfois celles avec lesquelles nous travaillons ensuite le mieux. Il n’y a donc aucun salut à trouver du côté du fait de scolairement chercher à comprendre la demande avant d’accepter la mission… à condition que la demande soit bien posée ? Forcément, les gens vous demandent la lune, ou ne vous demandent rien à part d’être superviseur parce que le fait d’embaucher un superviseur les couvre… enfin tout cela est souvent charmant, mais le vrai travail s’oriente la plupart du temps dans une voie que personne n’aurait pu prévoir et qu’aucun n’avait demandée.  


Dévoilant la flopée de remarques cassantes que les professionnels lui adressaient, Piekarski termine en apothéose sur le récit du moment où quelqu’un s’éloigne d’elle en disant : « Ça sent la merde, non ? ». Elle commente ainsi : « J’ai cependant accueilli de façon bienveillante leurs paroles… » Puisqu’il faut parler de Freud et de sa fameuse « neutralité bienveillante »… pour la neutralité, je crois que je viens d’en dire quelques mots autour du non-jugement comme idéal inaccessible et dangereux. Quant à la bienveillance, vraiment, je ne sais que dire quand je vois un superviseur se faire à ce point malmener. Que cela puisse arriver, c’est vrai. De là à en témoigner, et encore témoigner du fait d’être resté bienveillant sous les crachats ? Quelle position de jouissance du superviseur cela dénote-t-il ? 


Le problème, c’est qu’on ne peut pas tout laisser passer. Il y a là une faillite du système de formation global ; tant du psychanalyste, puisque Piekarski endosse ce titre, que d’une formation du superviseur qui ne lui a laissé pour seules armes que des idéaux mal compris d’il y a un siècle qui ne survivent à profit que dans les séries télévisées.


Le propos de Piekarski n’est cependant pas sans intérêt, quand elle explique par exemple qu’il peut être plus difficile de supporter d’être mis en place de « mauvais objet » par une équipe que par une seule personne dans la cure. En effet, comment aurait-elle pu supporter cette place quand plusieurs personnes se relayaient pour l’accabler de leurs sarcasmes ? Les scènes décrites s’apparentent au lynchage, il faut le reconnaître. Comment travailler à partir de cela ? Ma réponse est simple : dans un premier temps, il n’y a rien à faire, à part peut-être se rappeler le chèque à encaisser. Une équipe dit sa haine, il s’agit d’être capable de ne pas en être démoli. La demande, c’est peut-être uniquement cela, qui la fera émerger.

 

SANS LE SAVOIR

 

Isabelle Pignolet de Fresnes écrit De l’imposture à la posture : faire avec… ou plutôt sans(p.39). Elle tente dès le début de son article de justifier le mot « posture » (du superviseur). Elle utilise pour cela l’étymologie. Faire l’étymologie d’un mot qu’on utilise est instructif, enrichit l’usage que nous en faisons et nous fait rêver sur les chemins de son histoire. A l’université, c’est un peu un passage obligé de tout mémoire. Mais la démarche ne démontre pas toujours grand-chose et s’apparente parfois d’autant plus à un bavardage sans intérêt qu’il est possible de s’appuyer sur l’étymologie pour lui faire dire ce qu’on veut, un peu comme aux jeux de mots, qui créditent d’un sens subjectif à découvrir ce qui n’est que le hasard des ressemblances. 
 
Des jeux de mots, IPF en use et en abuse. Si je cumule aléatoirement quelques-uns d’entre eux, voici ce que cela donne :
 
Trans-fertransferrage (ferrer le transfert), CHSTT qui s’entend « c’est HS tétée » lors du lapsus d’un participant, se « caler » sur un patient qui devient « se caler » au sens de ne plus avoir faim ou de caler sa voiture, le « bar à vain » qui apparaît sans rime ni raison, « Et j’oubliais la barre de céréales, serrés-all, tous serrés là-dedans, poussez-vous donc un peu, la place au « jeûne » (…) au jeûne qui fait maigrir, qui fait perdre… ». Cette phrase est une citation de la fin de l’article, déjantée. 
 
S’il n’y avait que cela… après tout, il est permis de s’amuser. Qu’on puisse parler du « jeu » institutionnel pour indiquer qu’il s’agit de jouer ce jeu avec légèreté plutôt que de se laisser accabler par ses lourdeurs de fonctionnement, j’en témoignerais. De là à cette orgie de mots… 
 
« J’avoue qu’il est plutôt jubilatoire de faire confiance à la parole et de rester dans le brouillard jusqu’à la dernière minute sans trop d’appréhensions », nous confie IPF. 
 
De quel brouillard s’agit-il ? 
 
Je crains qu’il ne s’agisse du brouillard de l’ignorance, recouvert d’un épais manteau de mots qui partent dans tous les sens, au gré d’une subjectivité débridée. 
 
Dans son propos étymologique, IPF sélectionne certaines acceptions historiques du mot « imposture », mais passe sous silence l’acception, pourtant usuelle, du mot « posture » qui fait le gros du titre du livre. Cette acception usuelle le place du côté de l’artificiel, le rapprochant du mot « poseur ». Celui qui est dans une posture n’est pas un imposteur. Il est par contre éventuellement un poseur, qui évolue juste un degré en-dessous de l’imposture. Contrairement à l’imposteur, passible du tribunal, la question de la légalité de ses actes ne se pose pas. Le problème, c’est leur authenticité.  
 
« Tous ceux qui ont pris le risque d’occuper cette place de superviseur ont sans doute goûté à un moment ou à un autre à la saveur de l’imposture. » 
 
Eh bien qu’on se le dise, pas moi. Et il m’est difficile de laisser passer une affirmation aussi péremptoire. A défaut d’une étude qui aurait posé la question à de nombreux superviseurs, je crains même qu’une telle affirmation ne nous en apprenne davantage sur l’auteur et son groupe d’affiliation que sur les superviseurs en général. 
 
A propos de définitions, finalement, adopter une posture, cela devrait bien être friser l’imposture, non ? Ce que je crains, avec ce type de discours qui, brouillant les frontières, glisse si aisément de posture en imposture, c’est que ce ne soit ce que ce livre vous fait passer ; qu’être superviseur, cela peut-être friser l’imposture.
 
Or non. 
 
Avec ce discours, nous sommes loin de la réflexion d’un Lacan qui, n’ayant pas froid aux yeux, mettait sur la table la question de l’imposture dans le travail du psychanalyste. Cette prise de risque de Lacan, qui était sans doute tout sauf inconsidérée, doit-elle nous induire à réfléchir à l’imposture ou nous autoriser à nous contenter d’être plus ou moins des imposteurs, qu’à cela ne tienne... ? Je vois très mal en quoi la légèreté d’un superviseur dans l’appréhension de cette question de l’imposture pourrait apporter quoi que ce soit, à part montrer à quel point il n’aborde pas sérieusement les questions importantes. Et celle-ci, il ne suffira pas d’un jeu de mots ou d’une plongée dans l’étymologie pour en venir à bout. 
 
Ce qui apparaît clairement dans l’article d’IPF, c’est le refus du savoir dans l’acception traditionnelle du terme ; elle réclame à cor et à cris l’émergence du savoir inconscient, apparemment jouissive  (« Je laisse la parole jaillir »), mais élimine soigneusement tout ce qui peut être du côté d’une vérité qui ne serait pas subjective. Elle entend faire entendre à celui qui est supervisé « qu’aucune autre parole, aussi bien intentionnée soit-elle, ne fera le poids face à la sienne qui demeurera la seule, malgré son ratage perpétuel, à pouvoir le conduire à son insu à ce qui fait énigme pour lui et donc son désir. » Il faut noter combien est particulière cette vision de la supervision dans laquelle le but est que chacun soit conduit à son désir, comme dans une analyse individuelle, quand deux problèmes s’opposent à ce que cette orientation soit fructueuse : 
 
1 - La supervision est un lieu semi-public puisque vous ne pouvez pas choisir ceux qui vous écoutent, qui peuvent aussi bien vous détester ou être détestés de vous. Comment pourriez-vous trouver le chemin de votre désir en leur présence ? Il faudrait être fou, pour dévoiler le fond de son être ou de ses sentiments dans pareille situation : « Folle est la brebis qui au loup se confesse. », mentionne finement Béatrice Ackermann (p.142). Dans la supervision, les gens sont invités à parler. A dire ce qu’ils pensent et ressentent afin d’orienter leur pratique professionnelle à partir d’autre chose que du déni, de leurs ressentis ou de leurs pensées. Mais en aucun cas l’offre du superviseur ne peut se contenter de viser le dévoilement du désir de chaque professionnel comme cela pourrait être le cas dans une cure.  
 
2 – Tous les psy. d’obédience psychanalytique savent que le désir peut être très dérangeant, et ne favorise pas toujours le lien social, voire y objecte, selon l’expression consacrée. Quelle place sera donnée à ce lien institutionnel, si chacun y va de son désir, et uniquement de son désir ? Autour de quoi ces désirs s’articuleraient-ils ensuite dans une pratique professionnelle commune qui tienne debout ? 
 
On peut favoriser l’appui des gens sur leur désir dans la supervision. Mais si, au-delà des désirs individuels, il n’y a pas quelque chose qui fait lien entre les sujets, l’institution ne peut tenir. Ce qui fait lien, ce sont des valeurs communes (souvent bien représentées dans les projets d’établissements), une histoire commune, une référence commune : une référence commune au savoir pratique ou théorique, à la hiérarchie, à une forme ou une autre de spiritualité….
 
Concernant l’histoire commune, voici comment IPF la traite : p.51, mentionnant que, malgré la demande de faire silence pendant qu’une personne s’exprime, d’aucuns interrompent leurs collègues pour les corriger, IPF explique que sa « posture », puisqu’elle l’appelle ainsi, consiste à « faire barrage » à ces corrections, et cite un éducateur, surpris par cela, qui rétorque : « Si ça ne vous dérange pas de travailler sans connaître la vérité, alors… ! » Plutôt que d’être exposée comme une incompréhension de l’éducateur, je trouve que cette contradiction aurait mérité d’être retenue ! En effet, que fait-on de la vérité ? Dans le courant de pensée auquel je m’associe, la réponse la plus prompte aurait certainement pour la plupart été « Justement, j’en fais grand cas ! ». Et pas seulement de la vérité subjective, car on voit mal ce qu’un sujet (celui qui parle) pourrait faire de sa vérité subjective si on lui proposait juste de l’exposer (c’est-à-dire de s’exposer lui-même), et jamais de la contrebalancer par, mettons la vérité de ce qui s’est passé. Ne pas tenir compte du réel (dans le sens commun du terme) serait une très grave erreur. On peut marcher longtemps appuyé sur son seul désir personnel (subjectif), mais c’est marcher sur une seule jambe et à long terme, se condamner effectivement au « ratage » pour ce qu’il en est de s’accorder avec une collectivité censée viser un but commun. Or la parole n’est pas, contrairement à ce qui se dit ici, condamnée au « ratage perpétuel ». Comme d’autres rédacteurs de ce livre le mentionnent (Alain Scudellaro, p.82), donner lieu à l’expression des divergences de points de vue, ici sur ce qui se passe ou s’est passé, limite les dissensions. Et fait baisser les tensions liées au silence que les gens, entre autres pour des raisons pratiques évidentes (par exemple travailler plutôt que parler), tendent à apposer sur leurs ressentis. Mais l’orientation d’IPF est toute différente : 
 
« Plus aucune raison de s’enquérir de qui a raison au sujet de madame Untel quand elle est perçue manipulatrice par les uns et plutôt « adaptée » par les autres. » Il s’agit d’« accueillir la parole comme effet du transfert, point barre ! », annonce-t-elle d’emblée. (p.52)
 
Point barre… c’est un peu court. En tous cas, on est ici fort loin d’une « analyse des pratiques » dont l’expression est furieusement ridiculisée par certains rédacteurs de l’ouvrage (dont Claude Allione, p.27). 
 
La manipulation, pour en revenir à elle, fait partie de ces questions cruciales qu’il faut « traiter », en institution. Il ne s’agit pas de traiter la manipulation au sens de l’éradiquer, mais de traiter la question, sur un mode éventuellement théorique qui soit accessible aux personnes concernées. Cela nous confronte directement au savoir dont nous disposons sur la question de la manipulation et à notre capacité à en transmettre quelque chose dans le cadre d’un groupe dont la parole doit primer sur l’exposé théorique du superviseur. L’analyse des pratiques est un lieu qui prend en compte le ressenti des salariés (where else ?) afin de les aider à penser leurs actes professionnels en tenant compte à la fois de ces ressentis et de certaines réalités de terrain auxquelles ils sont confrontés chaque jour, dont la manipulation fait partie. « Qu’est-ce que je veux donner, qu’est-ce que je peux donner, qu’est-ce qui m’est extorqué sans mon consentement ? » « Que veut cette personne dont je m’occupe et qui me demande tant ? » « Qu’est-ce que le point de vue de mon collègue qui ne se sent pas manipulé peut m’apporter comme autre manière de voir les choses ? » « Qu’est-ce que je peux lui apporter pour qu’il s’ouvre à cette dimension de la manipulation que je perçois et qu’il ne perçoit pas ? » « Madame Untel, si elle manipule les salariés, manipule-t-elle seulement certains d’entre eux, dont moi ? » Toutes ces questions, dans une équipe où certains salariés sont blessés, ici, de se sentir manipulés, ne viennent pas nécessairement d’elles-mêmes ; il ne suffit pas de laisser parler les professionnels. Car les laisser uniquement parler sans jamais orienter leur réflexion, ce qui semble être de règle pour la plupart des auteurs de ce livre, c’est les condamner à buter éternellement sur le mur de cette subjectivité qu’on leur renvoie en écho, sans autre solution que de se regarder dans la glace : « Je me fais manipuler (d’ailleurs, je me fais toujours manipuler) ». Voilà bien une parole qui peut être extrêmement destructrice pour certains d’entre eux si elle n’est pas reprise en termes de propositions pour penser autrement ce qui leur arrive. Ce n’est pas nier leur ressenti. C’est leur proposer des pistes pour ne pas se faire écraser par leur propre subjectivité dans le cas où ils viendraient à se reconnaître purement et simplement comme manipulés : « Que pouvez-vous / devez-vous tolérer de cette personne ? » « Quelles limites ne voulez-vous pas franchir ? » « De quoi a-t-elle réellement besoin ? » La supervision comme l’analyse des pratiques travaille au repositionnement professionnel des gens. Le lien à la psychanalyse n’en est pas annulé, bien au contraire. Car il serait faux de croire que la fonction de l’analyste consiste à laisser les gens s’enfoncer dans leurs propres impasses psychiques comme s’ils allaient en sortir par le seul miracle de leur propre parole. La technique du psychanalyste consiste, comme dans la supervision, à permettre ces retournements subjectifs qui donnent à une personne de voir sous un autre angle ce qu’elle avait toujours vécu de la même manière. « Vous vous sentez manipulé ? Comment pourriez-vous ne pas l’être ? »   
 
La méthode utilisée par IPF est celle de l’« Instance Clinique », proposée par Joseph Rouzel. Malheureusement, elle exclut d’orienter la parole des professionnels sur un thème comme la manipulation en demandant précisément aux personnes présentes de se concentrer sur cette question pour lui donner une existence et la traiter ensemble. Quelque peu soixante-huitarde (« On s’écoute ! »), l’approche consiste à laisser une personne parler d’une situation clinique, puis à laisser les autres dire chacune à leur tour ce qu’elles en pensent sans les interrompre. Aussi bien, ces discours parallèles peuvent partir dans tous les sens sans que rien ne soit collectivement élaboré, la seule élaboration qui soit reconnue dans ce cadre étant subjective (pour ne pas dire solitaire, comme d’autres pratiques…). Dans ce cas, les participants peuvent être satisfaits d’avoir parlé (rare occasion !), mais rien n’a avancé dans une « gestion des problématiques du service » dont la simple mention paraît devoir insupporter au plus haut point les superviseurs de cette obédience.
 
IPF me semble conclure ces questions sur ce descriptif de son positionnement : 
 
« Je laisse la parole jaillir. En tous cas, mon instance moïque a encore moins le levier que d’habitude. La seule intention qui perdure et dont j’ai besoin est celle de me lancer sans trop savoir de quoi sera fait ce que je peux appeler cette improvisation. Depuis que je pratique de cette manière, je retarde de plus en plus le temps de penser de par son aspect isolant et conclusif. » (p.57)
 
Eh bien je me demande s’il ne serait pas temps de s’y remettre…
 
AVEC LE SAVOIR
 
Un autre auteur ; Yannick Guillaume, dans « Le ça-voir » du superviseur » (p.87), traite cette question du savoir d’une manière infiniment plus sérieuse, en présentant très clairement le pôle « je vous montre ce que je sais », qui correspond à sa position de départ, et l’évolution qu’il a suivie en se rendant compte de l’impasse en laquelle cette sienne et initiale position de maître menait la supervision. Il débutait en supervision, après avoir été formateur, ou en tous cas très au fait de tout ce qui s’enseignait au groupe qu’il supervisait. Il décrit avec justesse l’effet de l’exposé théorique sur les professionnels en supervision : 
 
« Tantôt mes théories me semblaient peu appropriées, tantôt elles éclairaient des points insignifiants de la situation. » (p.90) 
 
En d’autres termes, il fait un flop quand il expose ses théories, et plus qu’un flop car, dit-il, 
 
« Ce qui démolissait ma pensée, c’était le climat interrogateur et d’inquisition des éducateurs au cours de la séance. » (p.90)
 
Non seulement ce qu’il dit ne porte pas, mais en plus, cela suscite des réactions d’agressivité chez les participants. Si la supervision et l’analyse des pratiques (pour peu qu’on doive réellement les distinguer), ont pour fonction de permettre aux gens de s’exprimer, ce but n’est en rien secondaire. Si, dans cet espace de parole, qui leur est donné comme tel, vous ne les laissez pas parler et mettez au premier plan votre savoir, ils jugent que vous le leur imposez. Ils ne sont pas prêts à le recevoir. Est-ce une raison pour renoncer à tout propos théorique ? Il se trouve que les notions théoriques, quand elles sont apportées au bon moment, sont très utiles aux équipes, qui le manifestent avec une réelle gratitude. La difficulté étant que vous ne pourrez pas préparer votre « cours » à l’avance en sachant de quoi vous parlerez. Il faut saisir le moment où vous sentez que l’apport théorique répond à la situation présentée. Le superviseur qui se contente d’orienter les gens vers leurs ressentis et leurs subjectivités est effectivement dans l’imposture s’il n’apporte jamais aucun élément théorique aux professionnels pour comprendre ce qui leur arrive. Il ne s’agit pas forcément d’attendre qu’ils demandent, stricto sensu, un tel apport de savoir, quoi qu’il faille savoir leur répondre quand ils le font, quitte à les renvoyer ensuite vers leur vécu de la situation si votre proposition théorique ne leur dit rien. Mais dans de nombreuses situations, la réponse théorique apportée au bon moment enrichit les professionnels… C’est une évidence, mais elle ne me semble pas perçue par tous les rédacteurs de ce livre. Ainsi, expliquer cette simple chose qui est que les coups, de la part d’un résident, peuvent être une tentative, non d’adresser un reproche à l’autre suite à une déception, mais de l’éloigner, est susceptible de déclencher des narrations en série qui notent toutes qu’effectivement, un résident polyhandicapé qui ne dispose pas de la parole se met à cogner quand il est trop entouré. 
 
Malheureusement, dans l’article dont nous parlons présentement, même si l’impasse que constitue la réponse systématique en termes de savoir est à juste titre dénoncée, le savoir est presque parlé comme « la chose à fuir » - c’est bien ce qui, dans ce livre, m’inquiète. Or je ne pense pas qu’il s’agisse, en la matière, de s’arrêter à la première difficulté rencontrée dans la transmission du savoir aux équipes. Sans quoi on bascule dans un processus qui reconduit l’ignorance au bénéfice de la soi-disant toute puissance de l’inconscient qui sans doute, vous « fera » comprendre ce qui se joue dans la relation avec la personne prise en charge ? Pas forcément. Transmettre du savoir, c’est savoir attendre le moment pour cela. Donc effectivement respecter ce que YG mentionne comme résistances des professionnels. Persister à attendre le moment de transmettre un savoir, puis en saisir l’occasion, c’est aussi ne pas laisser les équipes s’enfoncer dans l’ignorance. Elles vous en sont reconnaissantes dès lors que vous leur laissez la parole avant et après ! Ce qui est légitime, car leur transmettre ce que vous savez, c’est tout simplement ne pas prendre les professionnels auxquels vous vous adressez pour des imbéciles (incapables de comprendre). La difficulté étant que des choses, il faut alors en savoir, et des choses qui seront adaptées au vécu des professionnels dans l’institution, à la nature de leur travail et à la problématique des personnes prises en charge. Devant l’ampleur de la tâche, beaucoup de superviseurs reculent et se retirent dans le fait de simplement favoriser une parole personnelle, toujours plus personnelle. Facile. YG ne fait certainement pas partie de ceux-là. Je serais désolée qu’il renonce à faire usage de son savoir au nom du dogme du tout inconscient et autres paroles qui ratent toujours. Mais l’affaire n’est pas gagnée d’avance. Car il associe le savoir à la certitude. On comprend alors qu’il rejette l’un en même temps que l’autre ! Mais pourquoi cette association, et d’où vient-elle ? Dans mes souvenirs d’Université, où j’ai reçu un enseignement en psychopathologie parfois versé de philosophie, réalisé par des psychanalystes en exercice, le savoir est doute et questionnement, l’humilité régnant en maîtresse sur le savant qui, à l’instar de Nicolas de Cues, pratique la docte ignorance. Pas juste l’ignorance, en renvoyant à l’autre que le savoir dont il s’agit, c’est le sien ! En d’autres termes, ce que le superviseur doit rejeter, c’est sans doute la certitude, pas le savoir. Mais pour mon plus grand plaisir, comme je l’espérais en lisant l’article, YG évoquant un professionnel qu’il ne parvenait pas à toucher, conclut sur ces mots :
 
« Il s’assoit et prend la parole, respecte le cadre. Il deviendra un des éléments les plus productifs au cours des séances suivantes. Cet exemple montre bien comment la question du cadre se pose en ces termes : bouger le cadre, pourquoi pas… mais à condition de savoir ce que l’on bouge et pourquoi on le bouge. » (p.98)
 
Savez-vous ce qui me soulage dans ce paragraphe ? « A condition de savoir ». Car si l’ignorance, à cette condition, avait une chance de reculer d’un pas, la supervision pourrait bien avancer d’autant. L’ensemble de cet article tend vers le savoir, même s’il met en question ce qui n’est finalement que son usage irraisonné. Il laisse une toute autre impression que celui d’IPF. 
 
YG se réfère à Lacan et Bion. Ce ne sera pas la première fois que cette étrange association produit des fruits. Référant au Bion qui prône une écoute sans mémoire ni désir, il montre comment il a mis cette proposition au travail via un peu d’autocritique : 
 
« je risque de me rendre aux séances avec une idée préconçue de ce qui doit se passer, ne laissant aucune place à l’émergence d’information nouvelle : il a dit cela, la prochaine fois je dirai cela, etc. » (p.95)
 
Elle est importante, cette question de la place à accorder « la prochaine fois » à :
 
- ce qu’on n’a pas eu le temps de dire lors de la dernière séance 
 
- ce qu’on a compris depuis lors
 
- l’apport d’informations complémentaires (informations sur la théorie par exemple)
 
- la « reprise » de ce qui a été dit
 
- pour ne pas dire la « restitution » sous forme de synthèse du contenu d’une ou plusieurs séances. 
 
Espérons que d’autres ouvrages se pencheront sur ces restes, si je peux dire, et leur usage. Car il n’est pas vain de penser que quelque chose de plus que ce qui est spontanément impulsé par les participants puisse être utile à l’avancée du travail en supervision / analyse des pratiques. Question peut-être de mettre un peu d’altérité dans une affaire qui sans cela comme sans apports extérieurs, pourrait bien finir par tourner en rond sur elle-même. 
 
De manière générale, ce que je crains avec la formulation bionienne selon laquelle il faut travailler sans mémoire ni désir, c’est tout simplement le laisser aller. Car il est facile de se caler dans son fauteuil… et il serait dommageable que la proposition bionienne passe de « travailler sans mémoire ni désir » à « écouter sans retenir ni comprendre ». 
 
ECRITURE ET SUPERVISION
 
L’article d’Agnès Benedetti : L’atelier d’écriture à Valbonne, symptôme de l’impossible inscription (p.127), évoque la question de l’écriture dans la supervision. Il est frappant de remarquer qu’elle donne quasiment l’adresse de l’institution dont elle va parler, sans préciser si elle a demandé l’autorisation des personnes concernées… (Je ne suis pas certaine qu’il était avisé de laisser passer cet impair.) Elle a proposé à son groupe de supervision d’écrire, ce qui n’est probablement pas très courant. Cette proposition d’écrire vient contrebalancer une obligation de réaliser des écrits professionnels dont les professionnels de nombreuses institutions se plaignent en effet. AB mentionne qu’ils déplorent le fait de se sentir contrôlés alors même que ces écrits fort contraignants ne sont pas nécessairement lus, et illustre le fait qu’il leur manque souvent une adresse, ainsi qu’à la parole des professionnels, chose à quoi la supervision tente de pallier, soit en constituant le superviseur comme adresse de cette parole, soit, via, ici, la lecture de textes pendant la supervision, en constituant les membres du groupe comme récipiendaires de ces textes. Notons cependant qu’il ne suffit pas qu’il y ait un superviseur ou des collègues qui sont là pour entendre, pour que soit constitué ce que les psychanalystes appellent une adresse (ce serait trop beau…). Le moniteur qui fait part de l’existence de nombreux textes qu’il a écrits, classés, et dont il a lu une partie aux membres du groupe, ne revient d’ailleurs pas trop participer à cette expérience qu’il semble avoir impulsée. En ne revenant guère, ne démontre-t-il pas qu’il ne suffit pas de parler pour qu’une adresse se constitue ? Il a probablement parlé « dans le vide » et s’en est retourné, toujours seul avec ses écrits en suspension. La demande d’écrits professionnels, l’obligation à remplir des formulaires, à faire des comptes-rendus, est très contestée dans ce milieu et dans ce livre. Pourtant, elle ne fait que creuser ou révéler un trou qui est déjà là pour nombre de professionnels et l’aurait été même sans ces obligations : qu’il y ait des écrits à donner ou pas, il n’y a simplement parfois personne pour recevoir la parole d’un sujet qui, au travail, quelles que soient les bonnes volontés et les interlocuteurs complaisants, demeure parfois isolé ; ce qu’on appelle « sans adresse ». Dans ce cas, l’obligation à écrire… au fond pour rien (ni personne) fait facilement office de coupable, mais elle n’est pas responsable du défaut d’ancrage subjectif qui peut expliquer une absence d’adresse que la suppression des écrits obligatoires ne supprimerait pas. AB évoque « l’impossible inscription de la clinique dans le collectif ». Or il n’y a pas que la clinique (ici, avec les autistes), qui soit impossible à inscrire : il y a aussi que parfois, dans l’écriture, il n’y a pas de sujet qui écrit (il ne peut donc par définition pas y avoir d’adresse). Et quand cette absence renvoie à la même absence du côté de l’autiste, la situation est explosive : quand d’un côté comme de l’autre il n’y a plus de sujet qui tienne, il n’y a en fait plus de clinique. Professionnels et patients se côtoient alors comme des fantômes. Quelle que soit la générosité de sa tentative de participer à la réfection des liens et à l’inscription de ce qui ne peut se dire, AB n’est pas sans indiquer, à juste titre, le fait que l’analyse des pratiques ne peut « pallier à tout », comme on dit par défaut.
 
MANAGEMENT : FICHES DE POSTE, PROTOCOLES… LICENCIEMENTS DES SUPERVISEURS 
 
Claude Allione écrit Les pouvoirs du superviseur (p.23). La manière de penser qui caractérise cet article, le choix des mots comme leur définition sont à des lieues de ma conception de la supervision. 
 
Il mentionne par exemple :
 
« ce qu’on connaît maintenant de plus en plus sous le nom de « fiche de poste », c’est-à-dire un dispositif qui rend les personnels interchangeables, autrement dit : qui rend les personnels impersonnels. » 
 
D’abord, les « personnels » ? Agnès Benedetti, dans ce livre, utilise également ce mot pour désigner ceux qui se nomment eux-mêmes « professionnels » et non « personnels », mot dont la seule occurrence que je connaisse dans mes lectures est insérée dans l’expression « le petit personnel », qui désignait en fait les domestiques, il y a des lustres. Les temps changent, la condition des travailleurs aussi. Je trouve qu’il est de mauvais augure d’utiliser ce terme. Et si c’est juste pour le jeu de mots opposant personnels / impersonnel, je le trouve carrément de mauvais goût. Quant à la fiche de poste, que dire devant les allégations sans fondement ni démonstration dont on l’écrase, et ce qu’elles impliquent de dénigrement de ceux qui la réalisent, la demandent ou s’en servent… au premier chef les professionnels, justement. La fiche de poste leur permet de savoir ce pour quoi ils sont embauchés, chose qui met une limite à la fréquente polyvalence qui leur est demandée. La charge précise qui leur revient étant fixée dans sa fiche de poste, un AMP peut refuser de déplacer des charriots de linge (ce qui lui démet le dos). Cette tâche, nécessaire, figure sur la fiche de poste de la lingère, à qui on ne peut demander de faire des toilettes, ce qui justement, la mettrait à mal. De la même manière, un aide-soignant peut refuser de faire des piqûres, ceci relevant de la qualification de l’infirmier etc..  
 
Puis il raconte, avec une légèreté sans pareille, ce qui ne s’appelle pas autrement que des licenciements en série :
 
« à plusieurs reprises, le superviseur que je suis s’est vu débarqué sans ménagements lorsque l’institution dans laquelle j’exerçais cette fonction a changé de direction, ou bien lorsque s’est concrétisé un conflit opposant les membres de l’équipe de direction, ou encore opposant la direction au médecin de l’établissement. C’est pour moi devenu une quasi-constante : un nouveau directeur semble considérer comme essentiel de se débarrasser au plus vite du superviseur, même si c’est pour en mettre un autre. »
 
Je ne comprends pas ce qu’il faut conclure : ce n’est que sous-entendu. 
 
Faut-il lire que naturellement, ce débarquement systématique n’est pas justifié ? 
Ou bien plutôt qu’en fait c’est le bordel dans l’institution, on lui fait savoir qu’il ne joue pas son rôle, supposé pacificateur, il n’est pas content et il dit : « C’est pas de ma faute, quand même ! ». Ou il ne le dit même pas tellement c’est évident ?
 
Allez savoir…
 
Ceci dit, la question de savoir ce qui, en dehors de la persistance de la lutte des classes, justifie l’absence des « personnels » de direction ou des médecins en supervision / analyse des pratiques, devrait un jour ou l’autre être posée. Peut-être ces gens-là (!) ont-ils aussi des conflits, des états d’âme et d’inconscient, voire des sentiments. Quant au petit personnel, risquerait-il de se nuire en disant sa lassitude au « grand personnel » ? Si ça se trouve, « la direction », comme on dit, ressent exactement la même chose. Dans une équipe qui parle de ses soucis, de sa pratique, il est fréquemment de bon aloi d’inviter l’aide-ménagère ou le secrétaire. C’est juste. Mais dans ce cas, pourquoi ne pas inviter ceux « d’en haut »… ? Concernant cette forme de ségrégation, Joseph Rouzel m’avait laissé un très vif souvenir en décrivant dans un de ses livres (La supervision, Dunod 2007 et 2015) la manière dont il virait le directeur d’un établissement qui passait par là : comme un malpropre. Après on peut, comme Jean-Pierre Lebrun, dont l’article, salué par JR, figure en début d’ouvrage, déplorer que l’autorité se perde (« Il faut revaloriser la figure du chef (…) », affirme-t-il p.21). Mais quand lui et ses représentants sont par principe exclus de la supervision… se dévoile je le crains l’impasse de la méthode employée.
 
Quant au nom par lequel est désigné le travail que nous faisons, c’est bien à CA que revient la palme : 
 
J’en profite ici pour dire mon attachement au terme « supervision » (…) que le signifiant « analyse des pratiques » - devenu le favori des administrations et des directions, on se demande pourquoi… -, fréquemment réduit à l’acronyme APP, rabaisse au niveau du rez-de-chaussée. (p.27)
 
CA passe sans réfléchir sur ce qui peut motiver ce choix de l’expression « analyse des pratiques » de la part des directeurs… je gage que d’aucuns sont assez déniaisés sur le sujet pour se passer aisément de nous prêter le pouvoir de super vision qui s’entend dans le terme « supervision », sans compter la position de surplomb qu’il connote alors qu’il ne s’agit pas tant, dans cette affaire, de « prendre de la hauteur » que de regarder d’ailleurs, tout en participant. Je gage également que quand on n’est ni psychologue ni psychanalyste ni psychiatre, puisque Psychasoc forme des gens qui n’ont pas ces titres, quand on fait de l’analyse des pratiques, on est quoi ? Au moins, grâce au terme « supervision », on est… superviseur. « Analyste des pratiques », ce n’est à l’heure actuelle pas négociable dans un entretien d’embauche…
 
Mais parlons maintenant de la sauce à laquelle sont mangés les protocoles. Continuant à dénigrer l’expression « analyse des pratiques », il écrit :
 
Ne faut-il pas voir dans cette tournure sémantique la volonté d’écarter la parole au profit des protocoles, des conduites à tenir, et autres « actions concrètes », c’est-à-dire toutes ces choses qui ont prolétarisé notre action ? (p.28)
 
A vrai dire, on peut voir ce qu’on veut dans ce qu’on regarde, en même temps, la lutte des classes, nous y voilà. Pourtant, je ne reconnais pas cette première personne du pluriel qui associe CA au petit peuple quand il parle de « toutes ces choses qui ont prolétarisé notreaction ». Car protocoles et actions concrètes ne touchent que ceux qui les mènent, pas le superviseur. Claude Allione est psychanalyste. Ce n’est quand même pas pour ce que les psychanalystes sont touchés par les protocoles et les actions concrètes ! 
 
Alors revenons y, à ces grands Satans de la « gestion managériale » (J.-P. Lebrun, p.15). Car exactement comme pour les fiches de poste, il faut vraiment être sourd et aveugle pour ne pas comprendre que si le travail tourne mal dans une institution, ce n’est pas « à cause » des protocoles et des actions concrètes. 
 
Qu’est-ce qu’un protocole ? C’est un programme standardisé d’actions concrètes, en effet, qui permet de veiller au bien être des personnes prises en charge et des salariés, s’il est bien mis en place. Il vise à ce que les gestes nécessaires au confort minimal du résident, et parfois à sa survie, soient accomplis par chaque salarié qui en a la charge, y compris les nouveaux et les remplaçants, souvent nombreux, qui peuvent se référer au document qui explique ce protocole, c’est-à-dire la démarche à suivre, quand les autres salariés n’ont matériellement pas le temps de former individuellement chaque nouvel arrivant. Il n’y a jamais autant de paix, sociale si vous voulez, que quand les professionnels comprennent l’utilité de ces protocoles tout en ayant la possibilité de faire, auprès des chefs de services et de leurs collègues, un retour sur leurs effets ou les difficultés de leur mise en place. Sans protocole de soin, soyons clairs, les gestes adaptés ne peuvent être accomplis pour les nombreuses personnes prises en charge. En Maison d’Accueil Spécialisé recevant des personnes polyhandicapées, on retrouve alors des eschares parce que les résidents sont restés trop longtemps dans la même position, des gens qui déglutissent mal à qui on n’a pas pensé à donner une nourriture gélifiée, des médicaments qui ne sont pas donnés au bon moment… Un protocole bien conçu, c’est moins de risques pour les résidents et moins de risques de faute pour les salariés. Les protocoles peuvent également être vérifiés par desergothérapeutes qui veillent, tant à ce que le résident ne soit pas heurté lors des manipulations qu’il subit, qu’à ce que le professionnel ne se blesse pas. Pour cela, le matériel est adapté, pour ne pas dire réglé au millimètre près, et les gestes à accomplir décrits dans une fiche (Bouh !) qui décrit la posture à tenir pour que personne ne soit blessé. Ces fiches, disposées dans chaque chambre, sont parfois illustrées d’images et plastifiées. 
 
Alors si on reproche quelque chose à ces protocoles-là, j’aimerais bien qu’on me dise quoi.
 
Je voudrais juste ajouter que les protocoles n’empêchent pas de parler : ils libèrent les professionnels de la charge de repenser à chaque fois chaque geste pour chaque personne avec, au ventre, la peur de se tromper. Et on peut raisonnablement espérer que cette libération leur permet, une fois au-dessus du résident qu’ils déplacent, de lui dire, parce qu’ils n’ont ni peur ni mal, quelques mots auxquels celui-ci répondra peut-être, parce qu’il n’a non plus ni peur ni mal. 
 
Ce qu’au bout du compte, je voudrais dire au sujet des protocoles, c’est qu’on gagne à ne pas confondre le problème avec la solution.
 
Là où le discours de CA me paraît cependant juste, c’est quand il mentionne, sans doute d’expérience, qu’un enfant qui a confié quelque chose de lourd à un éducateur, il ne sert pas forcément, même si « c’est le protocole », de l’envoyer « au psy. », ce qui est négliger la dimension transférentielle qui lui permet de parler à cet éducateur et pas forcément au psy.. Effectivement, si le protocole est appliqué d’une manière si rigide qu’il ne permette pas de prendre en compte ce cas de figure, c’est un réel problème. Les protocoles ne sont pas faits pour être appliqués les yeux fermés non plus, il faut dire. Normalement, ils ne dispensent pas l’éducateurs et le psychologue de travailler ensemble, sans se cacher derrière des protocoles qui leur permettraient de se repasser le bébé... pour s’en débarrasser.  
 
POUR CONCLURE SUR LES ASPECTS POLITIQUES DU LIVRE
 
En rapport avec d’autres contributions de ce livre et avec sa tonalité générale, je crois nécessaire de souligner que la contestation de la « gestion managériale » sur laquelle il est impulsé avec la contribution de Jean-Pierre Lebrun, indique une orientation qui n’est en rien neutre. Elle semble autoriser, comme on le voit, à vilipender sans discernement des techniques comme les fiches de postes et surtout les protocoles, qui pourtant sont parfois la seule parade face à des contextes institutionnels non escamotables comme la multiplication des professionnels. Eux-mêmes souhaitent être en nombre et travailler en pluridisciplinarité pour pouvoir réaliser un travail de qualité. Cela rend les protocoles nécessaires. Qu’ils soient parfois lourds ne fait aucun doute. Mais il est difficile de voir en quoi nier leur intérêt, ce qui frise l’obscurantisme, pourrait permettre aux équipes de « faire avec », pour reprendre l’article d’Isabelle Pignolet de Fresnes. Faire avec leur nécessaire imperfection. On peut toujours y aller de son désir de prises en charges réalisées dans des petites structures à taille si humaine que le protocole n’aurait même plus lieu d’être. Mais d’une part, dans ce cas, il faudrait juste les créer, et d’autre part, il n’est même pas certain qu’on n’y (re)viendrait pas, aux protocoles, tant l’exigence qui est la nôtre à tous sur le sujet justement de l’écoute des besoins des personnes prises en charge conduit à la fixation des meilleures procédures dans des fiches. Des fiches. Car les protocoles, ce sont juste des fiches. 
 
Malgré la volonté exprimée dans ce livre de s’en tenir à ce que les professionnels supervisés ont à dire et le refus de leur insuffler des points de vue, on voit que des points de vue, politiques (et plutôt contestataires), sur le fonctionnement des institutions, certains de ces superviseurs en ont, qu’ils ne mettent pas de côté puisqu’ils les publient tout uniment dans un livre où ils parlent de leur travail de superviseurs. Il me paraît légitime de se demander quel est l’impact de ces points de vue sur les supervisions qu’ils mènent : si les participants de leurs supervisions contestent les protocoles, j’ai envie de dire, avec de tels superviseurs, ils n’ont pas fini de les contester… 
                                                     

                                                                Elen Le Mée